Qu’est-ce qui pouvait bien faire marrer les habitants du siècle numéro dix-huit (XXème, XIXème, puis le XVIIIème : l’antépénultième) ? Quelles étaient les bonnes blagues qui circulaient dans les chaumières et faisaient s’esclaffer les plaisantins de l’époque ?
Les écrits ne pourront guère nous renseigner, qui ne nous proviennent que de la société savante d’alors – la seule à avoir eu accès au papier, à l’imprimerie et, plus généralement, à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture.
Alors, sur quelles images pouffaient nos ancêtres, trois siècles auparavant ? On ne sait pas. On ne saura sans doute jamais. Mais on peut extrapoler. On pourra se questionner intimement en se remémorant nos années d’enfance, en questionnant des gens plus âgés, en explorant ce que l’on connaît des modes de vie d’antan, ou encore en reprenant nos lectures savantes.
Quelles images faisaient rire nos ancêtres ? Peut-être une image agricole aberrante ? La charrue avant les bœufs.
La charrue avant les bœufs… Quelle drôlerie, sûrement, que ces bœufs au repos derrière une charrue soudain sans force de traction ni direction d’âme, cette charrue initialement destinée à tracer une ligne droite grâce à l’expertise d’un laboureur talentueux, une charrue qui perd, devant des bœufs éberlués (ou placides et attentistes), sa raison première, sa raison d’être…
C’est un chamboulement majeur, un cul-par-dessus-tête, que cette charrue avant les bœufs…
Et, puisque le laboureur voit sa charrue placée avant ses bœufs, l’image de son talent devenu inutile peut maintenant éclater à sa pensée et il peut désormais en rire : car on ne rit bien qu’en apprenant à rire de soi-même.
Et ce laboureur soudain privé de son expertise par l’inversion des bœufs passant derrière la charrue, peut alors se voir lui-même comme en un miroir dans tout son dénuement, retrouver sa place de spectateur moquant, par la même occasion, la notion de labeur (de même étymologie que labour), et trouver pour lui-même la place que peuvent prendre des bœufs sans charrue : plus rien à tracter, plus rien à secouer, vogue la galère qui a, elle, de l’eau sous sa quille, passe le temps et advienne que pourra.
Les contingences ne s’appliquent plus.
Le laboureur prend des vacances (au sens premier du mot : sa place devient vacante, parce que toutes les places ont été interverties) ; ce qui fait que, en quelque sorte, « la charrue avant les bœufs » est une image libertaire.
Car voici le non-sens absolu : une charrue et ses bœufs en interversion. Bien que, pour labourer son champ, le laboureur ait l’habitude d’inverser le sens de sa marche au bout du sillon et l’inversera au prochain bord du champ, l’interversion charrue/bœufs rend la situation impossible… car, sauf à assumer un demi-tour pour chacun d’eux, le laboureur n’a désormais que son rire libérateur à disposition !
D’où les deux alternatives à la situation : le demi-tour en changeant le sens, ou bien le rire.
Il suffit donc que le laboureur fasse faire un demi-tour sur place tant à sa charrue qu’à ses bœufs, pour que reprenne le travail et le sens de sa vie – en sens inverse : on retourne le tout et on prend le labour à rebours.
Mais je voudrais moi-même, dans mon histoire, mettre la charrue avant les bœufs : Notre siècle se serait-il trompé de sens en attribuant à l’expression une signification uniquement organisationnelle et temporelle ? L’expression mettre la charrue avant les bœufs n’exprimerait-elle qu’une
erreur de management et d’ordonnancement, ou bien est-elle cette essence d’humour absurde et populaire, qu’on n’aurait pas imaginé exister trois siècles avant le nôtre ?
Imaginer la créativité langagière de ce laboureur, imaginer son libre-arbitre, imaginer sa pensée libérée du carcan d’un quotidien laborieux, imaginer son rire, rend ce laboureur du XVIIIème siècle étonnamment proche de nous, et plus fort que nous (sans doute) car il est, lui, plus impliqué dans le labeur que dans le travail – devenant, en cela, maître du sens qu’il veut donner à son labour, alors que le travailleur est asservi par son travail.
Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’expression contemporaine traduise une faute de gestion plutôt que l’intelligence libertaire d’un paysan – cet habitant d’un pays –, et replace avec la notion de travail les instruments du labeur dans une notion de rentabilité pure et mortifère (le tripalium qui produisit le vocable travail était un instrument de torture…).
Alors, oui, notre siècle se trompe de sens en traçant des silos plutôt que des sillons, en nommant agriculteurs ceux qui étaient initialement des paysans, en punissant de chômage ceux qui perdent un travail (sans leur permettre le rire salvateur de celui qui contemple ses bœufs), en fonçant à tombeau ouvert en société-de-consommation dans une direction qu’aucun de nous, à titre individuel, ne se souvient avoir jamais eu envie de prendre.
Mettons gaiement la charrue avant les bœufs : donnons-nous tout loisir de faire faire demi-tour à tout ce qui pourra nous permettre de trouver de la joie et prendre de la distance d’avec notre égocentrisme, retrouvons ce qui faisait peut-être marrer ceux qui avaient (qui sait ?) un certain recul sur leur environnement.
Remettons cette société dans ses pas.
Pertinent à double titre s’il s’agit de charrue, je voudrais terminer en citant René CHAR : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »
Les sillons des laboureurs et les expressions d’antan furent autant de traces de poètes qui auraient dû nous faire rêver, pour peu qu’on eût osé mettre la charrue avant les bœufs.
Il est encore et toujours temps de faire faire demi-tour à nos bœufs et à nos charrues modernes pour en contempler les traces, puis de rigoler un grand coup :
Contemplons-nous comme en un miroir et permettons-nous de rêver, puis saisissons à la fois les deux alternatives :
Hop ! demi-tour… …Et rions !
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